Le puits

Aujourd'hui je me suis fait descendre au fond du puits. C'est l'époque des pluies : le niveau monte de vingt centimètres par heure J'en ai déjà jusqu'au nombril.
C'est une résolution que j'ai prise en me levant; j'ai embrassé ma femme sur son front dormant, serré la main de mon jardinier qui, docile, m'a descendu. M'y voilà, l'eau monte.
La nouvelle a dû faire le tour du pays, car les têtes arrivent. Je les vois là-haut à contre-jour sur le ciel clair et leurs reflets barbotent autour de moi.
- Eh bien, Gustave, me crie-t-on, tu t'en vas ?
- Oui, dis-je. Ça va bien comme ça.
- Et les amis, crie-t-on encore, ça ne compte plus?
- Allez, dis-je, vous valez mieux que la vie, faites-vous descendre.
Et peu après, je vois arriver ma fille aînée à califourchon sur la batte. Elle a de jolies jambes, je ne peux m'empêcher de le remarquer.
- Moi aussi, dit-elle, je veux partir avec toi.
Elle se serre dans mes bras : «Comme il fait tiède, dit-elle, on dirait du sang.» Sa robe en fibrane flotte en éventail autour d'elle. Cependant l'eau monte. J'en ai bientôt jusqu'aux épaules. Elle, plus petite, jusqu'au menton, puis à la bouche.
- Écoute, papa, dit-elle, c'est idiot. Remontons.
- Va, lui dis-je. C'est de ton âge.
Elle m'embrasse une dernière fois, tire sur la chaîne et s'élève. Ma femme doit toujours dormir : elle n'apparaît pas. Le soir tombe, là-haut les étoiles apparaissent. J'ai de l'eau jusqu'aux yeux, mais sur la pointe des pieds, je respire encore. Mes oreilles bourdonnent, j'entends des voix. Non, cette fois je ne rêve pas:
- Papa, me crie mon dernier-né, mon petit papa, vis-tu toujours?
Le chéri.

Navires en vadrouille

Il arrive assez souvent, en période de brume, qu'allégés par quelque attraction lunaire, les navires qui descendent le fleuve, quittant son cours, s'aventurent dans les prairies.
Tout à coup les feux surgissent devant le nez du promeneur, et la haute silhouette fend l'air silencieusement à quelques mètres de lui. Tout le monde a l'air de dormir à bord seul un chien aboie dans une ferme au loin —, et le navire passe entre les arbres, traversant le chemin que vous preniez avec la désinvolture d'un homme en vadrouille.
À l'aube, on retrouve quelques vaches coupées en deux par l'étrave et sur le fleuve où le navire a repris sa course, des traînées de sang inexplicables auxquelles se mêlent des débris de branchages, et parfois même un nid d'oiseaux.

L'eau en poudre

Pour un Saharien, l'eau représente un grave problème, pour n'importe quel voyageur aussi. Des récipients aux proportions encombrantes sont nécessaires et les retards qui s'ensuivent dans la rapidité des transports ont souvent des conséquences funestes. Mais quelles que soient les raisons, il faut croire que mon invention correspondait à une demande puisque mon usine qui avait sorti deux cent mille boîtes le premier mois en sortit... mais je n'ai pas la place d'aligner les zéros, le second. Ce qui laisse à penser. Comment emploie-t-on l'eau en poudre, c'est là que vous m'attendez. Ne faut-il pas de l'eau pour la délayer, et alors qu'y gagne-t-on ? Je dois l'avouer, l'invention n'est pas parfaite, il faut un peu d'eau, exactement une goutte. Mais encore une eau capable d'exciter le produit, de le faire sortir de lui-même dans une réaction en chaîne de particules humides. Cette eau, seul l'œil peut la produire. Aussi quel drame que ces voyageurs au cœur sec qui, ne parvenant à s'attendrir sur leur fin prochaine, meurent de soif devant leurs boîtes d'eau en poudre.