Le verre d’eau


Cela est admis par l'auditoire. Je veux parler du verre d'eau du conférencier, qui ressemble à celui du condamné à mort, un peu comme son contraire. Une récompense (pour ce qu'on vient de dire), acceptée ou plutôt prise avec une componction souvent un peu amusante; une précaution également amusante . (pour ce qu'on va dire). Un verre de vin ou de lait ou de rhum serait moins aisément admis. Il semble qu'on imaginerait son travail dans le corps du conférencier : idée assez répugnante, - et que de toute façon la conférence changerait de ton, ce qu'il ne faut pas. Tandis qu'avec l'eau, rien de pareil. C'est qu'elle n'ajoute, - du moins en a-t-on le sentiment, - point de matière. Ne se digère pas (on le croit). Lave plutôt, débarrasse plutôt de quelque quantité de matière (superflue), ce qui semble favorable au jeu de l'esprit, à son fonctionnement, déploiement.

L'eau (qu'il contient) ne change presque rien au verre, et le verre (où elle est) ne change rien à l'eau.
C'est que les deux matières ont plusieurs qualités communes, qui leur font une sorte de parenté.
La meilleure façon de présenter 1 eau est de la montrer dans un verre. On l'y voit sous toutes ses faces : mieux même que dans une carafe, où sa face supérieure a trop peu d'étendue. On en tient là, dans la main, une quantité à proprement parler « considérable », en tout cas suffisante. On peut l'élever à hauteur des yeux, puis (pour l'éprouver, pour lui faire subir la dernière épreuve, - et le verre en ce sens est la plus simple des éprouvettes, - pour 1 éprouver enfin comme on éprouve une contrariété ou de la joie ou de la surprise, pour l'éprouver au sens intransitif aussi, pour s'en faire subir l'épreuve), la boire à petites ou grandes gorgées.
D'autre part, la meilleure façon de présenter un verre (dans l'exercice de ses fonctions) est de le présenter plein d'eau.

Si les diamants sont dits d'une belle eau, de quelle eau donc dire l'eau de mon verre? Comment qualifier cette fleur sans pareille ? - Potable.

Si les diamants sont dits d'une belle eau
De quelle eau donc dire l'eau de mon verre?
Si de belle eau sont dits certains diamants...
Que de belle eau soient dits certains diamants...

Moins précieuse non je ne puis trop le dire
Ni plus simple non plus mais plus courante oui
Mais d'usage plus libre et potable à mon goût

Plus ou moins précieuse on ne saurait le dire
Mais plus courante oui et potable à mon goût
Moins chère en quelque sens mais plus chère en quelque autre

Moins chère à acquérir Plus facile à avoir
Plus facile à cueillir à quelque robinet
Plus chère d'être libre à tous les robinets

La pureté court les rues, grimpe à tous les étages et se dispense sur tous les éviers. En vente libre à tous les robinets.

O pureté tu n'es donc pas si rare
Tu cours les rues
Grimpes à tous étages
Te dispenses sur tous éviers...
Et l'on te cueille à tous les robinets

Si les diamants sont dits d'une belle eau, de quelle eau donc dire l'eau de mon verre!
Perfection, ainsi tu cours les rues, tu grimpes aux étages et te dispenses sur tous les éviers, et l'on te cueille à tous les robinets.
Perfection, ainsi tu t'offres sur tous éviers.

Comment qualifier cette perfection qui se dispense ainsi sans compter, que tout le monde peut cueillir?
Comment qualifier la pure perfection?
Comment qualifier perfection pareille?

La pureté ainsi court dans toutes conduites (étroites), avant d'être souillée et d'aller aux égouts.

Si les diamants sont dits d'une belle eau
De quelle eau donc dire l'eau de mon verre?
La pure perfection comment qualifier?
Perfection toute pure ne peux qualifier
Pure perfection reste inqualifiée...
Qui court les rues, grimpe à tous les étages
Se dispense sur tous éviers
Où chacun à sa soif peut en cueillir sa dose
L'élever à hauteur de ses yeux
Puis la boire d'un trait
(Mesure de la capacité des sobres.)

Pureté, l'eau de l'avenir court dans les conduites étroites.
La voici à présent dans mon verre.

Le mot VERRE D'EAU serait en quelque façon adéquat à l'objet qu'il désigne... Commençant par un v, finissant par un u, les deux seules lettres en forme de vase ou de verre. Par ailleurs, j'aime assez que dans VERRE, après la forme (donnée par le v), soit donnée la matière par les deux syllabes ER RE, parfaitement symétriques comme si, placées de part et d'autre de la paroi du verre, l'une à l'intérieur, l'autre à l'extérieur, elles se reflétaient l'une en l'autre. Le fait que la voyelle utilisée soit la plus muette, la plus grise, le E, fait également très adéquat. Enfin, quant à la consonne utilisée, le R, le roulement produit par son redoublement est excellent aussi, car il semble qu'il suffirait de prononcer très fort où très intensément le mot VERRE en présence de l'objet qu'il désigne pour que, la matière de l'objet violemment secouée par les vibrations de la voix prononçant son nom, l'objet lui-même vole en éclats. (Ce qui rendrait bien compte d'une des principales propriétés du verre : sa fragilité.)
Ce n'est pas tout. Dans VERRE D'EAU, après VERRE (et ce que je viens d'en dire) il y a EAU. Eh bien, EAU à cette place est très bien aussi : à cause d'abord des voyelles qui le forment. Dont la première, le E, venant après celui répété qui est dans VERRE, rend bien compte de la parenté de matière entre le contenant et le contenu, - et la seconde, le A (le fait aussi que comme dans ŒIL il y ait là diphtongue suivie d'une troisième voyelle) - rend compte de l'œil que la présence de l'eau donne au verre qu'elle emplit (œil, ici, au sens de lustre mouvant, de poli mouvant). Enfant, après le côté suspendu du mot VERRE (convenant bien au verre vide), le côté lourd, pesant sur le sol, du mot EAU fait s'asseoir le verre et rend compte de l'accroissement de poids (et d'intérêt) du verre empli d'eau. J'ai donné mes louanges à la forme du U.
... Mais, encore une fois, je ne voudrais pas m'éblouir de ce qui précède... Plutôt me l'être rendu transparent, l'avoir franchi...

L'eau du verre est une eau particulière, proche de certaines autres, bien sûr, surtout de l'eau de la carafe, de celle du bol, de l'éprouvette, différente d'elles pourtant, et très éloignée, cela va sans dire, de celle des fleuves, des cuvettes, des cruches et des brocs de terre; plus éloignée encore de celle des bénitiers.
Et bien entendu, c'est sa différence en tout cas qui m'intéresse.

La nature de l'eau est telle qu'on ne puisse guère la considérer en dehors de son récipient. Certes, cela est vrai d'à peu près tous les fluides, mais l'eau, de par sa transparence, de par aussi sa viscosité et sa densité propres, enfin surtout de par son manque de qualités même, se trouve plus qu'aucun autre affectée par son récipient : elle attend à vrai dire d'être affectée par lui, elle attend de lui beaucoup de ses qualités.

C'est aux dents propres, fraîches et polies du verre que se marient le mieux les lèvres de l'eau, puis la langue et soudain l'âme profonde de l'eau, quand à ce verre j'appuie ma propre bouche.
J'aime moins la dentition grossière -et un peu poreuse des tasses ou bols de terre ou de faïence, moins la dentition épaisse des carafes, moins le dentier métallique des timbales et gobelets.
Et la jolie dentition des tasses de porcelaine convient mieux, je ne sais pourquoi, à l'haleine brûlante du café et des infusions.

Mais baiser un verre d'eau, c'est tenir la fraîcheur de la joue, du buste ou de la taille de la fiancée dans ses mains, et boire à ses lèvres en la regardant jusqu'au fond des yeux.
Il s'agit de la plus pure, de la plus désaltérante des bien-aimées.
Rien de capiteux, rien de captieux en elle.
Il est des bien-aimées qui désaltèrent et altèrent à la fois : ainsi du vin. Mais l'eau ne fait que désaltérer. Si l'on est altéré, elle vous désaltère, c'est-à-dire vous restitue en votre identité, votre moi.
Cela sans remplacer pour autant, voilà qui est merveilleux, votre précédente altération par une autre : celle de l'imagination débridée, de l'ivresse.
(Votre altération par manque, par une altération par excès.)
C'est à partir d'ici, si vous avez bien lu (et appris par cœur) ce qui précède, que vous commencerez, cher lecteur, à savoir boire et goûter un verre d'eau. Vous ne l'oublierez plus, j'espère. Telle était ma seule ambition... A votre santé! Ainsi soit-il!

Fraîcheur, je te tiens. Liquidité, je te tiens. Limpidité, je te tiens. Je puis vous élever à la hauteur de mes yeux, vous regarder de l'extérieur, par les côtés, par en-dessous. Sans fatigue ni dépense aucune.
Transparence (ou translucidité) douée de toutes les qualités négatives (incolore, inodore et sans saveur) mais douée de certaines qualités positives (de fraîcheur, d'agilité) : je te tiens.
Toi qui ris. Toi qui t'humilies et t'abîmes sans cesse, je puis t'élever à ma guise à hauteur de mes yeux.
Et tu es douée de fraîcheur, tu me rafraîchis : si bien que je t'absorbe, je t'ingurgite.
Je fais profiter de ta fraîcheur l'intérieur de mon corps.

Si les diamants sont dits d'une belle eau, de quelle eau donc dire l'eau de mon verre ?
O verre d'abstractions pures!
La pureté à venir court dans les conduites étroites; elle se dispense sur tous les éviers.
La voici à présent dans mon verre.
Douées d'une agilité merveilleuse,
Fraîcheur et Limpidité étroitement embrassées voulaient en riant rouler ensemble au ruisseau.
Mais cueillies à présent dans mon verre,
Je les y tiens,
Les élève à la hauteur de mes yeux
Pour les contempler de tous côtés et par en-dessous .
... Sans fatigue ni dépense aucune, aisément les voici donc cueillies et je vais en faire profiter ma gorge et l'intérieur de mon corps.

Mesure de la capacité des sobres.
O pureté en ville tu n'es donc pas si rare!
Pureté, tu es l'eau de l'avenir qui cours dans les conduites étroites.
Tu cours les rues, grimpes à tous étages, te dispenses sur tous éviers,
Et l'on te cueille à tous les robinets.
Te voici à présent dans mon verre...
Avec une générosité merveilleuse,
Une fraîcheur, limpidité, agilité, avidité (ô jet réglable) merveilleuses,
Une générosité d'une insipidité merveilleuse...
(Une telle générosité est insipide, inodore, incolore et sans saveur.)
Ce manque de qualités fait qu'elle n'altère en aucune façon celui que d'abord elle désaltère.
Fraîcheur et Limpidité
Douées d'une Lasciveté merveilleuse,
Enclines à s'enlacer étroitement, se tresser
Et, en riant,
Rouler ensemble au ruisseau...
O verre d'abstractions pures !
Aisément cueillies, sans dépense aucune,
Pureté, Limpidité, Fraîcheur, Lasciveté réunies,
Elles voulaient en riant
S'humilier ensemble au ruisseau,
Mais les voici rengorgées dans mon verre
Riant d'abord à gorges déployées
(Gorges chaudes je n'en puis faire mais gorge fraîche assurément),
Elles s'y pelotonnent coites et discrètes
Et mon verre lui-même en a ri aux larmes...
Un verre d'eau ne se goûte à vrai dire
Que si l'on a la fièvre ou le gosier très sec.
C'est un état où l'homme est mis souvent
Par le travail, la course ou la peine ou la gêne
Ou quelque spectacle décourageant .

... Et peut-être y a-t-il alors quelque mérite à s'en contenter, car il ne peut apaiser que physiquement, et certes cela suffit à l'homme moralement fort, mais il ne produit aucune altération consécutive, aucun bonheur captieux, aucune illusion, comme font le vin ou l'alcool.
Notons que la fraîcheur de l'eau, on peut l'accroître encore, par l'addition dans le verre de quelque ingrédient - menthe, anis ou seulement glace. Mais c'est aux frais alors de la limpidité, et cela peut avoir quelques autres inconvénients (du même ordre).
Ah, j'en suis ravi! On va bien voir que je ne suis pas poète. Cette fois, on ne m'ennuiera plus avec la poésie. Il faut que cela passe d'un trait, presque sans conséquence, avec l'insipidité, l'incoloration, le manque de qualités (et particulièrement de goût) voulus.
Si les diamants sont dits d'une belle eau
De quelle eau donc dire l'eau de mon verre?
Belle va trop sans dire
C'est plus que belle assurément.
Potable ?
Mais potable à présent signifie seulement un peu mieux que médiocre.
Ah! Il y a quelque chose de pourri dans la langue française!
Mais comment en sortir? (Va donc en sortir!...)
Le verre d'eau avait dès l'abord quelque chose pour me séduire : c'est le symbole du rien, ou du moins, du peu de chose. Un verre d'eau, c'est moins que le minimum vital, c'est la moindre des aumônes, la moindre des choses que l'on puisse offrir.
Cela n'a aucun goût, aucune odeur, aucune couleur, presque aucune forme. Cela se signale surtout par un manque extraordinaire de qualités. Cela peut être considéré comme le résultat d'un nombre inouï de censures.
Mais voilà qu'en même temps ce peut être, en certaines circonstances, la chose la plus précieuse. C'est le remède par excellence, et parfois la dernière chose qui puisse sauver.
N'allons pas si loin. Dans certaines circonstances, c'est la chose qui fait le plus de plaisir .
... Un verre d'eau ne se goûte à vrai dire que si l'on a la fièvre ou le gosier très sec. Mais voilà un état où l'homme est mis souvent par le travail, la course ou la peine ou la gêne, ou quelque vif sentiment qui altère sa complexion. A notre époque plus qu'à aucune autre peut-être, ainsi le besoin du verre d'eau se fait-il sentir...
Fraîcheur et Limpidité réunies, étroitement embrassées, dissoutes l'une en l'autre, voulaient en riant, - douées d'une lasciveté merveilleuse, - rouler ensemble au ruisseau.
Les voici à présent dans mon verre - ô verre d'abstractions pures - très aisément cueillies, sans fatigue ni dépense aucune. Je les tiens à présent dans mon verre.
Riant d'abord à gorges déployées, elles s'y pelotonnent, coites et discrètes.
Et mon verre, lui aussi, en a ri aux larmes.
Je les élève à hauteur de mes yeux, les contemple de tous côtés et par en-dessous, et vais en faire profiter ma gorge et l'intérieur de mon corps.
Parfois un voile de buée se forme, cachant leurs strictes amours : c'est lorsque la fraîcheur l'emporte sur la limpidité!